Le terme « sens » (maʽnā) est fortement lié dans la culture arabo-musulmane à la signification dénotative et connotative de l'énoncé, aux intentions des interlocuteurs et même aux traits distinctifs constituant l'identité d'une entité. Bien que l'usage de ce terme réfère à la lexicologie (ʽilm al-luġa), à la rhétorique, à l'exégèse coranique, aux disciplines qui ont pour centre d'intérêt les termes et le discours ; et plus généralement aux humanités, son usage dans les textes mathématiques arabes de l'époque médiévale s'avère très fréquent. Dans le Traité d'optique, œuvre principale d'ibn al-Hayṯam, le concept de « sens » (maʽnā) est largement investi dans le cadre de l'optique physiologique et de l'optique géométrique et constitue le fruit du mécanisme reliant l'organe récepteur, l'œil, à l'interprétation menée par le cerveau. Notre objectif dans cet exposé est de mettre en relief les différents contextes d'usage du terme (maʽnā) chez Ibn al-Hayṯam à savoir le contexte géométrique, physique, logique et esthétique. L'investigation de la réflexion et de l'expérimentation scientifiques d'Ibn al-Hayṯam allant de la perception à la conception peut nous mener à repenser les liens entre optique et sémantique.
Les deux voies de la lecture du mot
L'investigation du terme maʽnā dans un domaine scientifique comme l'optique s'avère une tâche délicate. Ceci revient, de prime abord, au rattachement presque exclusif de ce terme aux contextes des études lexicologiques, rhétoriques et philosophiques. La quête du sens même en dehors de la signification des signes linguistiques fût longtemps au vu du philosophe, l'une des pistes de la recherche de la vérité. Les géomètres, en tant que communauté scientifique comptent moins que les philosophes quant à la détermination du sens des lexèmes en usage dans les discours scientifiques sur l'usage courant et les acceptions que les dictionnaires de la langue générale assignent aux lexèmes. Par ailleurs, le terme maʽnā tel qu'il est utilisé dans le livre d'optique (Chapitre 3) satisfait la condition d'univocité vu qu'il indique l'image mentale construite par le cerveau comme interprétation accordée à l'image transportée par les rayons de lumière vers l'œil. Toutefois, le terme ne répond pas à la condition de mono-référentialité puisqu'il réfère à la fois à des images mentales préliminaires ou simples telles que la forme et la couleur et la position de l'objet vu et à des images composées de plusieurs sens préliminaires telles que la beauté et la laideur.
Dans son Traité d'Optique Ibn al-Hayṯam ne fournit aucune définition exhaustive au concept de Sens et le suppose connu. Toutefois, étant relié à un adjectif qui le spécifie « sens visuel » (maʽnā bassari) et surtout illustré par le biais d'un exemple autoréférentiel ʼabajad, ce concept ne montre qu'un lien étroit avec le concept de sens tel qu'il est investi dans la littérature lexicologique, rhétorique et philosophique. Ce que les deux concepts ont en commun est alors limité à la sphère de la représentation mentale stimulée provenant des perceptions sensorielles à savoir les perceptions acoustique et visuelle relatives respectivement à la réception des énoncés et à la perception des objets physiques visibles. En effet, la lecture d'un mot est une perception visuelle menant à une représentation mentale qui détermine d'abord la configuration du mot en tant qu'objet physique puis son signifié tel qu'il est délimité par la convention sociale et par le contexte. Parmi les complications que l'étude du terme sens dans le Livre d'Optique aurait pu poser l'interférence du sens linguistique et du sens visuel. Ibn al-Hayṯam donne l'exemple du mot arabe « ʼabajad (Traité d'optique II, chap. 3, § 23 (ed. Sabra2, pp. 129-130) pour illustrer la perception des mots par reconnaissance, c.à.d. comment une personne instruite perçoit la configuration totale d'un mot comme étant un objet physique sans inspecter chaque lettre à part. Dans le but d'illustrer le concept de sens visuel Ibn al-Hayṯam recours à l'autoréférence. ʼabajad, étant un nom qui réfère à un sous-ensemble de l'alphabet arabe, son auto-référentialité révèle la stratégie adoptée par Ibn al-Hayṯam dans le but d'éviter la confusion entre le sens linguistique et le « sens visuel » des mots.
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